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Le journal d'Herminien
5 septembre 2014

Et si l'on parlait de famille et d'homoparentalité ?

Dans le quotidien genevois Le Temps, daté du 5 septembre 2014, la sociologue Irène Théry accorde un entretien très intéressant à la journaliste Rinny Gremaud. Il fait référence au rapport commandé par le Ministère des Affaires sociales, qu'elle a rendu en janvier 2014, désormais publié en librairie : Irène Théry et Anne-Marie Leroyer, Filiation, origines, parentalité, Éditions Odile Jacob, 2014, 384 p.

En voici le contenu.

Irène Théry : « Et si l’on sortait du mensonge pour tous ? »

Aujourd’hui, il y a trois manières de devenir parents : la procréation classique, celle qui fait intervenir des tiers donneurs, et l’adoption. Mais le droit, lui, continue de confondre la filiation et la procréation charnelle. Pour la sociologue française, cette confusion est à la source des blocages sur l’homoparentalité.

En octobre 2013, la sociologue française Irène Théry reçoit commande du Ministère des affaires sociales d’un rapport sur les métamorphoses contemporaines de la filiation. Il était alors question que le gouvernement Ayrault entreprenne une réforme du droit de la famille. Irène Théry, observatrice de longue date du paysage familial (en 1986, elle invente l’expression « famille recomposée »), réunit alors 25 experts, juristes, anthropologues, sociologues, démographes, psychiatres et psychanalystes, médecins, épidémiologistes, philosophes, historiens, politistes, et rend, en janvier 2014, une pile de quelque 300 pages intitulée « Filiation, origines, parentalité ». Mais dans un contexte politique tendu à l’extrême par le débat sur le mariage pour tous, le projet de loi est discrètement abandonné et le rapport gentiment remisé. En avril, Irène Théry obtient tout de même de pouvoir le rendre public, et aujourd’hui cette somme paraît sous la forme d’un livre. Pourquoi faut-il s’y intéresser ? Parce que ce rapport offre des analyses et un recul historique sur l’état de nos familles qui méritent d’être largement lus. Au-delà du seul contexte politique et législatif français.

Le Temps : Peut-on imaginer un débat apaisé sur la famille ?

Irène Théry : Je pense que oui. C’est même l’objectif de ce livre: donner un cadre narratif pour dépassionner le débat. Si la France a connu des mouvements de rue aussi importants autour du mariage pour tous, c’est en raison d’un important déficit de pédagogie. Quand on prend la peine d’expliquer clairement d’où l’on vient, et comment la famille a évolué depuis deux siècles, on voit mieux, par exemple, que le mariage et la filiation de même sexe sont des innovations qui s’inscrivent dans un mouvement de société profond, aux racines anciennes.

À quelles évolutions pensez-vous ?

Par exemple, l’homoparentalité : jusque dans la génération qui précède la mienne, les homosexuels devaient se marier avec une personne de l’autre sexe, fonder une famille, et vivre leur homosexualité en cachette. Ma génération est celle de la « sortie du placard ». Pour nous, la conséquence inéluctable de ce mouvement d’authenticité était le renoncement à avoir des enfants. Mais la nouvelle génération change la donne et vient rappeler que l’homosexualité n’a jamais exclu le désir de paternité ou de maternité. La grande nouveauté est l’invention de formes de conciliation entre vivre en couple de même sexe et élever des enfants.

Que nous montre le recul historique sur le droit de la famille ?

Il permet de donner des repères, d’énoncer le cadre commun dans lequel naissent et évoluent les lois. Pendant tout le XIXe siècle et la moitié du XXe, la grande fracture se situait entre filiation légitime et illégitime. Une naissance hors mariage condamnait l’enfant et sa mère à une vie en marge de la société. Aujourd’hui, qui songerait à demander à un enfant s’il est né de parents mariés ou non ? Entre-temps, le droit s’est modifié de telle sorte que les parents peuvent avoir, entre eux, le lien qu’ils souhaitent, mais vis-à-vis de l’enfant, leur responsabilité reste engagée dans tous les cas. En matière de droit de la famille, c’est l’une des grandes révolutions de ces dernières décennies.

En quoi cette conception de la filiation doit-elle évoluer ?

Aujourd’hui, la pluralité du couple et la nature unique du lien de filiation sont bien établies par le droit. Le problème, c’est qu’il n’y a plus une seule manière de devenir parent mais trois : la procréation charnelle, l’engendrement avec tiers donneur, et l’adoption. La société l’a bien compris, mais les institutions, le cadre légal continuent de l’ignorer. Notre rapport plaide pour un droit de la filiation commun et pluraliste: une filiation semblable pour tous, trois modalités d’établissement. De telle sorte que l’adoption et l’engendrement par tiers donneur ne soient plus organisés comme des pseudo-procréations charnelles. Parce qu’à l’heure actuelle, le droit a tendance à être mensonger. C’est pour cette raison que l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes pose tant de problèmes.

Que voulez-vous dire ?

Ceux qui s’opposent à l’homoparentalité craignent avant tout que l’on soit en train de nier la différence des sexes et des corps. Ils affirment que les lesbiennes font croire à l’enfant qu’il est « issu de leur lit ». Non seulement c’est un pur fantasme, mais si le droit cessait de maquiller un engendrement avec tiers donneur en pseudo-procréation du couple receveur, aucune confusion ne serait possible. Les institutions attesteraient qu’outre les parents, une ou plusieurs autres personnes ont participé à faire naître l’enfant. En somme, nous proposons de sortir du mensonge pour tous.

En amenant tous les parents qui ont recours à la PMA à le dire à leur enfant ?

Pendant longtemps, on a encouragé les couples recourant à la PMA à ne pas le dire à l’enfant. Aujourd’hui, on préconise l’exact inverse. Mais l’immense majorité des enfants nés d’un don de sperme ou d’ovocyte ne le sait pas. En réalité, ce ne sont pas les couples homosexuels, mais les couples hétérosexuels qui mentent à leurs enfants sur leurs origines! Il ne s’agit pas de les accuser, mais de dire que ce sont nos institutions, notre droit, qui sont défaillants et placent ces parents dans une situation impossible. Lorsque cette nouvelle façon de mettre au monde sera enfin assumée, valorisée et reconnue pour ce qu’elle est vraiment – un puissant désir d’enfant, réalisé grâce à la coopération profondément généreuse d’un tiers – on comprendra mieux que les homosexuels puissent prétendre et souhaiter y recourir aussi.

Votre rapport évoque aussi la place des personnes qui évoluent à la périphérie des liens de filiation.

C’est l’autre volet de notre réflexion. La diversité des familles et des modes d’établissement de la filiation fait qu’aujourd’hui, autour d’un enfant, se trouvent parfois des parents d’origines, des donneurs d’engendrement, mais aussi, et c’est même plus fréquent, des beaux-parents. Toutes ces personnes ont en commun d’occuper une place dans l’histoire de l’enfant, de participer à la construction de son identité. Elles ne doivent pas être confondues avec des parents, mais nous estimons possible et nécessaire d’élargir à eux le cercle de la famille au regard des institutions. De telle sorte, par exemple, qu’un enfant se sente légitime de demander de qui il est né, sans que cela remette en cause son lien de filiation. Nous souhaitons aussi que puisse être reconnu et valorisé ce rôle beau-parental lorsqu’il est fortement investi.

Vous précisez à ce propos que vous n’appelez pas à la création d’un « statut de beau-parent », mais à la possibilité d’établissement d’un lien, sur une base élective.

J’appartiens à la génération qui a vu se multiplier les familles recomposées. Mes contemporains ont été nombreux à prendre en charge, matériellement et affectivement, les enfants de l’autre. Tout en acceptant de n’avoir pour cela aucune forme de reconnaissance sociale. Aujourd’hui, ces enfants ont 30 ou 40 ans, les beaux-parents sont devenus de beaux-grands-parents. Comment accepter qu’avec tout ce qu’ils ont donné, le droit successoral, par exemple, les traite encore comme des étrangers?

Votre rapport montre combien, d’une génération à une autre, la famille est perçue différemment…

Le problème avec ma génération – j’avais 16 ans en 1968 – c’est qu’elle continue de croire qu’elle est la référence en tout. Elle a du mal à accepter qu’elle n’ait pas vu tous les problèmes, ou qu’elle ait fini par en créer. Or, les décideurs politiques, qui sont, encore, plutôt de ma génération, acceptent mal la remise en question de leurs certitudes. Quand on analyse les sondages d’opinion, sur toutes les questions liées à la famille, le facteur générationnel est au moins aussi important que le clivage gauche-droite.

Vous signez ce rapport collectivement. Quelle est la question sur laquelle le consensus a été le plus dur à atteindre ?

Clairement, la gestation pour autrui. Certains d’entre nous pensent que la régulation de cette pratique serait utile et possible. D’autres estiment que non. Nous ne sommes pas parvenus à nous accorder. En revanche, nous sommes tous tombés d’accord sur la nécessité de mener un débat dépassionné et en profondeur sur cette question. L’autre point, sur lequel nous sommes unanimes, c’est la nécessité de régulariser la situation actuelle des enfants nés de GPA. En juin, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à régulariser la situation de deux jumelles, qui ont aujourd’hui 12 ans, et que les institutions françaises ont toujours refusé de reconnaître parce qu’elles sont nées de GPA à l’étranger. Pour ces enfants, c’est comme si l’on avait rétabli le statut des bâtards : on reproche aux parents d’avoir enfreint la loi, alors on punit les enfants, on les stigmatise.

À titre personnel, vous êtes favorable à l’autorisation de la gestation pour autrui ?

Oui. Il est parfaitement vrai que des situations horribles d’instrumentalisation des femmes existent. Mais peut-on appliquer cette analyse à toute les gestatrices ? J’en ai moi-même rencontrées. L’une d’elles m’a dit : « À part ma propre famille, rien ne m’a jamais autant valorisée. » La GPA peut être un don sincère et désintéressé. Mais une telle situation n’est possible que si le système permet d’établir un lien de confiance entre ces femmes et les parents d’intention. Bien entendu, les opposants diront : tant qu’il y aura une demande provenant des pays riches, il y aura des gens sans scrupule pour y répondre, et des femmes seront exploitées. Mais prenez l’adoption internationale : faut-il l’interdire complètement sous prétexte qu’il existe, par ailleurs, des trafiquants d’enfants ? Tout comme il existe une forme d’adoption éthique, je pense qu’il peut y avoir une GPA éthique.

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