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Le journal d'Herminien
12 novembre 2005

L'homme du train

L'homme assis en face de moi avait un visage lisse et ovale, cependant légèrement anguleux en contrebas des oreilles, juché sur un long cou blanc. Il portait un costume de coton soyeux gris anthracite, aux fines rayures d'argent, et une chemise bleu ciel au col italien noué par une cravate bleu nuit. Sa jambe droite croisait celle de gauche en lançant vers l'avant un pied effilé recouvert d'un mocassin noir. Ses cheveux châtain clair, coiffés en amples ondulations vers l'arrière, se retournaient en une grande mèche au dessus d'un large front. Le nez droit semblait vouloir piquer le livre ouvert que ses mains fines tenaient avec délicatesse. Sa lecture profonde, pourtant interrompue à intervalles réguliers par un regard interdit jeté par dessus les voyageurs, comme s'il voulait éviter leur présence, déversait sur l'air ambiant un flot d'ondes mystérieuses qui semblait l'isoler du monde, tout en signalant le caractère inévitable de sa présence. On eût dit que l'imperceptible va-et-vient de ses yeux verts, qui descendaient les lignes d'une page puis remontaient, en un léger sursaut, pour s'attaquer à la page suivante, était rythmé par la sourde saccade provoquée par le frottement des roues sur les éclisses. Il y avait, dans les deux mouvements, la même régularité, la même certitude de conduire, par un chemin inexorable, vers une destination. La pluie ruisselait sur la fenêtre en une multitude de rûs et de chenaux, les uns écartelés par la vitesse du train qui les orientait dans la direction opposée à la sienne, les autres retenus en vasques éphémères accrochées aux calosités de la paroi, d'autres encore anastomosés, dont la rencontre fugace amplifiait l'onde, tel un écoulement d'abord diffus se concentre ensuite en dévalant le versant d'un serre. Peu à peu le souffle de la tempête répandit sa fraîcheur sur la vitre, formant avec la moiteur confinée de l'intérieur du wagon un contraste propre à condenser la vapeur en suspens de nos respirations, de sorte qu'une opacité humide la recouvrit, déposant sur le défilement des paysages un voile derrière lequel le jour s'évanouissait et sur lequel se réfléchissait désormais la proximité électrique de la lumière au dessus de nous. Je portai à nouveau mon regard vers l'homme, en face de moi. Il lisait La Modification de Michel Butor. Ce n'est que plus tard, lorsque je l'achetai, que je compris la circonstance particulière qui me fit aller à la rencontre de ce livre.
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