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Le journal d'Herminien
17 juillet 2005

Gare de l'Est

Je me suis rendu ce matin à la gare de l'Est. Pour moi, cette gare est indissociable des départs pour la guerre ou pour les garnisons qui parsemaient la partie orientale de la France. En effet, le hall des départs me fit songer aux soldats mobilisés pour la Grande Guerre. Je me remémorai cette photographie reproduite dans un manuel d'histoire de première, montrant des jeunes gens en casquette, certains le sourire aux lèvres, prêts à en découdre rapidement avec l'Allemand, d'autres résignés et inquiets, saluant leur famille depuis les fenêtres grandes ouvertes d'un train maculé d'inscriptions à la craie blanche. On pouvait lire, sur les parois des wagons, "il est cocu le chef de gare", humour dérisoire pour se rassurer de la peur qui envahissait les esprits, ou "À Berlin", revancharde et optimiste injonction, ou bien encore "RETOUR après la Victoire ou dans 3 ans", allusion à la loi qui avait porté à trois ans la durée du service militaire obligatoire et, en même temps, annonce prémonitoire que le conflit pourrait durer longtemps avant que l'issue n'en fût, pour la France et ses alliés, positive. Chacun partait avec l'illusion qu'il pourrait revenir, une illusion que savent bien entretenir les gares, qui ont cette faculté de symboliser le voyage rassuré par la sécurité du retour. Désormais, une fresque accrochée au mur rend hommage aux héros morts pour leur pays en glorifiant ces instants d'enthousiasme modéré de l'été 1914. Plus que la longue litanie des noms gravés comme autant de signatures posthumes sur les monuments funéraires, il y a, dans la matérialisation de ce départ pour la guerre, la captation de l'élan et du mouvement, en même temps que la trace du destin. La gare de l'Est me rappelle aussi mon départ pour le service militaire, que j'ai accompli en Lorraine. C'est ainsi que j'ai découvert cette terre de passage et de ravages, ancrée à la France par sa croix et le tribut qu'elle a versé, région frontière, limes roman et longtemps ligne de défense stratégique, pays d'élection de rudes combats, toujours ouvert aux influences germaniques, pour le meilleur et pour le pire. Là-bas, on avait entassé des soldats et leur matériel de guerre, comme si, de son sous-sol riche en fer avaient surgi, parsemés sur toute l'étendue de sa superficie en grappes de camps militaires, les fruits du bellicisme humain. C'était l'hiver. Derrière les bâtiments du régiment, l'horizon était barré par la rangée des hêtres qui formaient une épaisse forêt. Leur cime dessinait comme la chevelure mal peignée d'un vague et large bonhomme, endormi. Une fumée dense de solides nuages, à peine transpersée par quelques rayons d'un soleil bien timide, couvrait nonchalamment la morne plaine. Un manteau de neige engourdissait le paysage dont la pâle clarté esquissait un léger sourire. Cette lourde table de terres marneuses semblait prendre plaisir à se sentir prise de toutes parts. J'avais eu la curiosité de rechercher les ressorts de cette élégance sobre. Le contraste était saisissant entre celle-ci et la burlesque excitation des marches au pas cadencé qu'on faisait subir aux nouvelles recrues. En effet, derrière cet ordre de l'incorporation, n'y avait-il pas quelque désir de mort ? Certes, j'éprouvais parfois un certain plaisir, voire une sorte de fascination à nous voir soldats, côte à côte, en rang l'un derrière l'autre, le menton levé et la démarche sûre, comme si l'avenir était garanti par la certitude de dissuader, par les armes et par le nombre, l'attaque d'un adversaire potentiel. Mais je me disais aussi qu'un jour, si des canons pointaient vraiment à l'horizon, si la plaine, devenue champ de bataille, était labourée par des chars dont je savais qu'ils creuseraient des sillons bien moins fertiles que ceux dont les paysans étaient fiers, ces hommes au fusil, que nous étions, pourraient marcher sur des corps ou vers leur enfer.
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