Genève

La bise hivernale, quand nous marchions, ne parvenait pas à refroidir mon corps, malgré la nuit. Nous étions, tous les deux, réchauffés par la seule électricité d'un flux entre nous avivé par la distance pudique que nous avions voulu conserver. Je découvrais la ville : salut lointain à Rousseau, statufié dans son île, quand le Léman le cède à nouveau au Rhône. Du reste, je ne dirai presque rien. Peu de flâneurs et quelques rares joggers s’aventurent au bord du lac, alors que la matinée est avancée. Le couvercle des nuages s'est levé. Deux bavards impénitents, l’un historien, l’autre géographe, peuvent passer des heures, sans s'en rendre compte, à examiner le plan-relief Magnin, qui figure Genève au milieu du XIXe siècle, dans la maison Tavel. Il m’est impossible de ne pas contempler une ville d’un point de vue, en hauteur, lorsque l’occasion m’en est donnée : grimper les 157 marches qui permettent d’accéder à la tour nord de la « cathédrale » Saint-Pierre (il s’agit, depuis Calvin, d’une église réformée) en fut une. La vue cavalière constitue, pour le géographe, une étape intermédiaire indispensable au travail de décomposition et de recomposition, après la promenade et le regard porté à l’horizontale, qui sont une pénétration dans les humeurs de l’espace vécu. Elle révèle le paysage, ce qu’on embrasse du regard et qui suscite une charge d’émotion, une contemplation d’abord muette, avant que le travail de dégagement des structures, de mise en relation du site, de la situation, de l’histoire, des mouvements techniques, culturels et économiques ne prenne le pas comme une sorte de mécanique intellectuelle inévitablement lancée… Dans la librairie Jullien, je n'ai pas résisté à la tentation. Je me suis acheté un volume de la « Géographie Universelle » de Paul Vidal de La Blache et Lucien Gallois, celui qu’Emmanuel de Martonne, le fondateur de l’Institut de Géographie de l’Université de Paris, où je fis mes études, consacra à l’Europe centrale. Le séjour en Suisse m’y obligeait, sans doute. Je remercie encore la petite dame qui nous a fait visiter la fondation Zoubov, dans l’hôtel de Sellon : sa culture, sa gentillesse, son admiration pour Rosario Julia Schiffner de Larechea, l’épouse du comte Zoubov, et pour ses goûts décoratifs nous l’ont rendue sympathique. Les deux seuls autres visiteurs étaient charmants, notamment le jeune Écossais brun ; il est des façons d’apprécier certains arts, ou d'échanger des regards souriants, qui ne trompent pas sur quelques « affinités électives »… Parcourant les collections Baur, je suis tombé en pamoison devant les porcelaines datant de la dynastie Qing, en particulier celles à couverte « peau de pêche » (règne Kangxi). Au deuxième étage, j’ai salivé au-dessus des laques et des ornements de sabres japonais : trop peu de temps pour scruter, apprécier longuement ; impression d’avoir seulement effleuré le parfum d’un mets pour satisfaire, une autre fois, l’appétit ainsi aiguisé. Douceur d’une marche le long du Rhône, le lendemain matin… Retenir du musée d’Art et d’Histoire le face à face étudié et significatif des bustes de Voltaire et Rousseau, quelques Liotard et surtout les portraits de Quentin de La Tour. S'imbiber des senteurs d'encens de l'église russe, en profiter pour dialoguer sur les rites et liturgies respectifs des pâques orthodoxe et catholique. Terminer le séjour sur la saveur veloutée d'un chocolat chaud, préparé comme l'offrande d'une volupté à venir, et le goût d'un baiser que la cannelle et l'amande ont parfumé. Qu’il est difficile de rédiger un compte-rendu sans écrire l’essentiel. L'essentiel est dans l'Autre. Finir seulement en s’inspirant d’une chanson de William Sheller pour en transformer radicalement le sens et les propos : Entre nous il sera question d’amour, Le temps à Genève fut bien court.